Du projet de reconquête catholique de la société à la révélation des abus dans l’Église, le groupe Bayard (ex- « Bonne Presse ») et l’un de ses principaux titres, La Croix, ont connu bien des évolutions, en cent cinquante ans. Le livre De la Bonne Presse à Bayard (1) dévoile toute la richesse de cette histoire à travers une série d’articles d’historiens et de sociologues, tirés d’un colloque tenu en mars 2023. Deux principales thématiques en ressortent : le groupe Bayard est un acteur et un miroir privilégié des mutations du catholicisme à l’époque contemporaine, d’une part ; il a contribué de manière originale à la « civilisation du journal » (Dominique Kalifa), d’autre part.

L’émergence d’une opinion publique interne à l’Église

D’abord un simple bulletin lancé par le père Vincent de Paul Bailly en 1873 pour encadrer les pèlerinages alors en vogue, Le Pèlerin est le premier titre lancé par la Congrégation des Augustins de l’Assomption. La Croix est fondée en 1880, pour devenir un quotidien trois ans plus tard. Dans son article proposant une vue synthétique de ces 150 ans histoire, Yann Raison du Cleuziou met en relief les « transformations de la subjectivité catholique » à travers l’évolution du discours porté par le groupe de presse.

À l’origine, « il n’y a pas d’opinion publique, mais un peuple catholique à mettre en ordre de marche derrière ses prêtres afin que, par sa vertu, il contribue à la restauration du règne du Christ », résume-t-il, conformément à la devise des assomptionnistes « Adveniat regnum tuum ». Cette « croisade contre les forces sécularisantes » est symbolisée par la présence d’une grande croix en une, qui vise à soumettre la « mauvaise presse » au Christ, alors que les crucifix ont été retirés des écoles avec la loi Ferry de 1882. Selon cette vision conquérante, l’actualité interprétée par les religieux est, ultimement, un combat entre le Christ et Satan.

150 ans de Bayard, une page d’histoire du catholicisme et de la presse

En juin 1969, lorsque La Bonne Presse devient Bayard presse, la croisade est supplantée par la recherche des « signes des temps ». La dimension confessante du discours est restreinte pour embrasser « l’utopie communicationnelle d’une humanité réconciliée autour de l’échange et la parole ». C’est un changement complet de paradigme : « Il ne s’agit plus d’opinions à régler de manière hiérarchique mais au contraire d’opinions à faire émerger, à manifester, comme expression du peuple de Dieu », explique l’historien. La Croix est ainsi acteur de l’émergence d’une opinion publique interne à l’Église au XXIe siècle, dans le cadre de la révélation des abus dans l’Église, notamment avec l’initiative « Réparons l’Église », ce formulaire mis en ligne en 2019 pour recueillir la parole des catholiques.

Un groupe de presse novateur

Dès sa fondation, le groupe ne craint pas d’innover en s’appropriant les technologies de la communication et de l’information. Car contrairement à une idée reçue, le catholicisme postrévolutionnaire est technophile, comme l’a montré Michel Lagrée (2). Il s’agit de s’emparer des moyens de l’ennemi – la presse – pour les « atteler » aux fins du catholicisme, selon le modèle de la reconquête de la société initiée par le pape Léon XIII.

Le groupe est pionnier dans la construction de son public, comme le montre Délia Guijarro Arribas. En 1966, le lancement de Pomme d’Api inaugure l’essor de la presse pour la petite enfance (de 3 à 7 ans), de même que Notre Temps en 1968 la presse pour le « troisième âge ». Ce classement, tel un « chaînage continu » qui accompagne les lecteurs à tout âge, n’est pas d’abord élaboré pour des raisons de concurrence, mais pour répondre à des enjeux théologiques : identifier les publics et mieux les rejoindre.

La place des lecteurs est aussi une spécificité du groupe, bien décrite par Olivier Chatelan. À la fin du XIXe siècle, les comités de lecteurs sont les diffuseurs du journal, en fournissant des relais de vente locaux pour assurer la distribution (2 000 en 1892). Dans les années 1960-1980, les équipes Amis Croix assurent encore la promotion du journal. Elles contribuent au dialogue entre rédacteurs et lecteurs, qui se poursuit dans le courrier des lecteurs, rubrique permanente à partir de 1968. Autre force du groupe, l’internationalisation est développée dès la fin du XIXe siècle, à mi-chemin entre préoccupation missionnaire et volonté d’expansion commerciale (article de Charles Mercier). Un mélange qui résume la spécificité de Bayard, encore valable aujourd’hui.

(1) De la Bonne Presse à Bayard. 150 ans d’histoire, Delia Guijarro Arribas, Charles Mercier et Yann Raison du Cleuziou (dir.), Larhra-Bayard, 443 p., 24,50 €.

(2) La Bénédiction de Prométhée. Religion et technologie, XIXe-XXe siècle, Paris, Fayard, 1999.