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L’énigme Taylor Swift : une « meilleure amie » au succès planétaire

Récit

Taylor Swift bouleverse tout sur son passage. La chanteuse américaine, qui se produit en France à partir du 9 mai 2024, pourrait même peser… dans la course à la Maison-Blanche. Un reporter confronté à un concert géant, une critique musicale sceptique et une Swiftie : ce trio de journalistes de La Croix, de générations différentes, a enquêté pour comprendre un phénomène devenu global.

  • Nathalie Lacube, Gilles Biassette, Charlotte Martin de Frémont,

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L’énigme Taylor Swift : une « meilleure amie » au succès planétaire
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« Bonjour, je m’appelle Taylor. J’ai 11 ans, je veux un contrat d’enregistrement. Appelez-moi ! » La blondinette qui frappe ce jour-là aux portes des maisons de disques de Nashville, dans le Tennessee, ne manque pas de culot. Les employées de l’accueil se rassurent en voyant, garée derrière elle, la voiture où l’attendent sa mère Andrea et son petit frère Austin et empochent le CD que leur tend la fillette. Dessus, sont gravées quelques-unes de ses chansons et des reprises de Dolly Parton, la légende de la country.

Ce jour-là, Taylor Swift n’a convaincu personne… sauf ses parents ! Scott et Andrea Swift pensent que leur fille aînée, née le 13 décembre 1989 à West Reading (Pennsylvanie), a l’étoffe d’une star. Lui, conseiller financier chez Merrill Lynch, et elle, cadre marketing devenue femme au foyer, forment avec leurs deux enfants une famille unie de la grande bourgeoisie de la côte Est des États-Unis, catholique et pratiquante. Leur fille étudie dans une école dirigée par des sœurs franciscaines. Chaque dimanche, elle chante dans la chorale de son église, encouragée par sa grand-mère Marjorie, ancienne cantatrice.

La pop star la plus puissante

L’énigme Taylor Swift : une « meilleure amie » au succès planétaire

C’est en interprétant l’hymne américain que Taylor se produit pour la première fois en public, lors d’un match des 76ers, l’équipe de basket de Philadelphie. L’année de ses 11 ans toujours, sa voix ne tremble pas devant 20 000 spectateurs. La famille se décide à donner toutes ses chances à sa star en herbe. Ils vendent la ferme de sapins de Noël qu’ils possèdent en Pennsylvanie et Scott obtient une mutation. En 2003, direction Hendersonville dans le Tennessee, au cœur du berceau de la country.

Tout pour la musique ! Taylor se concentre sur ses chansons et ses performances, en suivant à domicile les cours d’une école chrétienne. Sony lui offre un premier contrat à 14 ans, mais parolière country, ce n’est pas assez ! À 15 ans, le label Big Machine la signe. C’est la mise sur orbite de la pop star la plus puissante ayant jamais régné. Vingt ans après, le 3 avril 2024, le magazine Forbes la couronne comme la première artiste à avoir jamais franchi le seuil d’un patrimoine à dix chiffres grâce aux seuls revenus de sa musique. Taylor Swift pèse 1,1 milliard de dollars (soit un milliard d’euros), devant Paul McCartney (un milliard de dollars) et Beyoncé (800 millions).

Personnalité de l’année 2023 selon le magazine Time, la jeune femme de 34 ans bat tous les records. En 14 albums, de Taylor Swift en 2006, à 1989 (Taylor’s Version) en 2023, elle a engrangé plus de cent récompenses musicales. Elle remplit les stades plus rapidement que les Rolling Stones. Son catalogue vaut déjà plus cher que celui de Bob Dylan. Depuis quatre ans, elle se classe à la première place mondiale des ventes de disques.

« American Sweetheart »

« Hey, quelqu’un a remarqué que Taylor Swift ne sait pas chanter ? » Le titre assassin de la respectée National Public Radio (NPR) en 2008, alors qu’elle vient de sortir l’album Fearless, montre la condescendance de la critique envers la bébé star à ses débuts, même aux États-Unis. En France, elle reste tout simplement sous les radars pendant des années. « Chez nous, la country ne fonctionne pas vraiment et on la sous-estimait en pensant que toutes ses chansons se ressemblaient », souligne sa biographe française, Océane Schmitt (Taylor Swift. New Generation, Casa Éditions, 154 p., 21,95 €).

« Chaque album représente une “ère” qui conte une histoire »

Océane Schmitt, biographe de Taylor Swift

Rien ne semble la distinguer de chanteuses qui l’ont précédée : Cyndi Lauper, Kylie Minogue, Britney Spears, Miley Cyrus… Taylor Swift s’inscrit dans l’héritage de ces pop stars, qui ont des Y dans leurs noms, interprètent une musique efficace et dansante au succès international, séduisent les jeunes qui comprennent bien l’anglais, mais beaucoup moins les Français qui préfèrent la chanson en langue de Molière. Elle n’entre au palmarès des vingt artistes les plus écoutés dans l’Hexagone qu’en 2023 (à la quatrième place) alors qu’elle est numéro un mondiale depuis quatre ans !

La cohérence narrative et musicale de l’œuvre de Taylor Swift se découvre tard, longtemps après ses triomphes publics. « Chaque album représente une “ère” qui conte une histoire, décrypte Océane Schmitt. Elle capture le cœur de ses fans à chaque fois. Elle travaille avec les meilleurs producteurs et musiciens. Ses réenregistrements d’albums anciens dont elle a repris les droits en “Taylor’s Version” fonctionnent. On se replonge dans des albums qu’on écoutait à 10 ans, et ça marche, il nous faut les deux versions ! », ajoute cette fan depuis ses 13 ans, une « swiftie » comme on les surnomme. En 2020, consécration critique, le magazine Rolling Stone inclut son album Red à la 99e place de sa liste des 500 meilleurs disques de tous les temps.

« Taylor Swift incarne l’American Sweetheart dans toute sa splendeur. Qu’on l’appelle la fiancée ou la chérie de l’Amérique, Miss America ou encore Miss Americana, elle rassemble », résume Océane Schmitt. Chanteuse de country venant du cœur du pays, catholique, apolitique – à ses débuts ! –, star de proximité qui ne fait pas de vagues… La songwriter présente une apparence lisse et sans aspérités. Ses chansons parlent d’amour et d’amitié, de disputes et de ruptures, d’enfance, de famille, de solitude, de jubilation, d’affirmation de soi… « Elle protège tellement son image qu’il n’y a pas de scandale avec elle, sauf quand elle se fait attaquer publiquement, comme par Kanye West et Kim Kardashian. Mais ce sont eux qui en portent le blâme. »

« Taylor Swift est un produit de consommation totale »

Sa capacité d’adaptation est proverbiale, tant musicalement que face aux enjeux sociétaux. Ainsi, à 16 ans, elle envoyait promener un méchant petit copain dont elle brûlait la photo dans le titre « Picture to Burn » : « So go and tell your friends that I’m obsessive and crazy. That’s fine, I’ll tell mine you’re gay » (« Allez, va dire à tes amis que je suis obsessionnelle, c’est bien, je dirai aux miens que tu es gay »), clamait cette chanson de revanche. Sa connotation homophobe disparaît des paroles très vite après sa sortie…

D’un album à l’autre, Taylor fait évoluer son style avec l’aide de grands pros, comme le producteur Jack Antonoff ou Aaron Dessner, du groupe The National. Ainsi, en 2012, passées les ballades country adolescentes, elle prend un virage pop sous la houlette de Max Martin, roi des tubes accrocheurs. « Dans “I Knew You Were Trouble”, les guitares électriques lancinantes, les répétitions en cascade et plus important encore, le refrain qui tombe pile au bon moment pour un effet dramatique maximal sont tous signés Max Martin », explique Satu Hämeenaho-Fox, autrice de Into the Taylor-Verse (Gallimard Jeunesse, 312 p., 20 €). Sur l’album Folklore, Taylor chante du folk. Pour Red, elle s’inspirerait de Blue, de Joni Mitchell.

Séisme à Seattle

« Shake It Off », « Cruel Summer », « Bad Blood », « Don’t Blame Me », « Lover » ou encore « All Too Well », la popularité de Taylor Swift va bien au-delà de ses titres. Ses swifties les plus fidèles, qui la suivent depuis ses débuts, ont grandi avec elle. À ce public féminin et jeune s’ajoutent, depuis qu’elle sort avec le joueur de football américain Travis Kelce, de plus en plus d’hommes, et ceux que fascine son personnage hors norme.

L’énigme Taylor Swift : une « meilleure amie » au succès planétaire

« Dans le domaine du marketing, Taylor Swift est un produit de consommation totale : sa vie, sa musique, ses concerts… On peut les suivre en vrai, ou au cinéma, sur Netflix, sur TikTok… Elle échappe au tempo classique des artistes – un album, une tournée –, parce qu’elle a construit avec ses fans une relation en tension permanente. Ils dissèquent tout, son quotidien, son œuvre, ses clips, à la recherche de symboles. En créant un sentiment d’enquête permanente sur sa discographie et sa vie, elle maintient cette soif, ce qui rend son personnage constant dans la pop culture », analyse Océane Herrero, autrice du livre Le Système TikTok (Éd. du Rocher, 200 p., 17,90 €). « On a le sentiment d’être immergé dans un univers et une communauté au langage, à la culture et aux codes communs », estime cette spécialiste des réseaux sociaux… et swiftie !

L’histoire est trop belle ? Elle continue pourtant, encore et encore. La légende se construit avec des événements hors norme. Qui d’autre a déclenché un séisme ? Les 22 et 23 juillet 2023, lors de ses deux concerts à Seattle, la terre a tremblé. Littéralement. Avec des vibrations d’une magnitude de 2,3 sur l’échelle de Richter, provoquées « par l’accumulation des mouvements concomitants des 144 000 fans de Taylor Swift, ainsi que par le système sonore », nous apprend la BBC. « Des vibrations de magnitude 2,3 ont bien été enregistrées, mais elles sont restées en surface, ne provoquant pas à proprement dit un séisme », rassure la sismologue Françoise Courboulex, chercheuse au laboratoire GéoAzur de Nice, dans une enquête du magazine Sciences&Avenir.

Quand les « Swifties » envahissent Buenos Aires…

L’énigme Taylor Swift : une « meilleure amie » au succès planétaire

Pour prendre conscience de la force de frappe de Taylor Swift, il faut avoir croisé la route de la star. Ou, du moins, avoir été pris dans le sillage de la comète, dans les turbulences que provoquent ses déplacements. Jusqu’à Buenos Aires, par exemple, tout au bout du continent qui l’a vue naître. C’est là que la pop star, en plein été austral, avait lancé la version internationale de son « The Eras Tour » en novembre 2023, prenant d’assaut, trois soirs de suite, l’Estadio Monumental et ses 83 000 places.

Pendant quelques jours, Buenos Aires s’est muée en capitale de « Swiftland ». Les abords du stade aussi bien que les avenues du centre-ville ont été envahis par les spectateurs venus d’Argentine, mais aussi du Chili, du Brésil… voire des États-Unis, certains fans n’ayant pu trouver des places pour les shows à la maison. Le « taylorisme » s’accommode assez bien des vols long-courriers, pour le plus grand bonheur des hôteliers : en novembre, la moitié des chambres d’hôtel de la mégalopole argentine semblaient occupées par les fans.

Car partout où passe la star, c’est une pluie de dollars qui tombe. On entend presque le bruit des caisses enregistreuses en croisant les fans portant le tee-shirt de la tournée, les « bracelets d’amitié » des swifties, les tote bags d’inspiration warholienne à l’effigie de la star. Même les économistes ne restent pas indifférents. La firme QuestionPro a fait tourner ses tableurs : quand la chanteuse est sur la route, le PIB mondial gonfle de 5 milliards de dollars. En Australie, la gouverneure de la banque centrale a évoqué, en amont de l’étape locale du The Eras Tour, « l’inflation Taylor Swift ». Certains experts relativisent cet impact. Il n’empêche : là où elle passe, les voisins sont verts de jalousie. Quand elle se produisait à Buenos Aires, Gabriel Boric, président du Chili, multipliait les appels du pied pour qu’elle prenne sa guitare et traverse les Andes… La France l’attend pour la sacrer lors des six dates du The Eras Tour ce printemps.

Femme d’affaires… ou femme de lettres ?

À compter les dollars, on en oublierait presque que Taylor Swift, redoutable femme d’affaires, est d’abord… une artiste. À Harvard, au cœur de l’Amérique intellectuelle de la côte Est, on n’en doute pas une seconde. Au point de lui consacrer, depuis l’automne, un cours de 15 semaines – à raison de 2 h 30 hebdomadaires – intitulé « Taylor Swift et son monde », à l’initiative de Stephanie Burt, enseignante du département d’anglais de l’université. « On dresse des parallèles entre ses textes et ceux de grandes auteurs de langue anglaise, comme James Weldon Johnson, Willa Cather ou Sylvia Plath. C’est passionnant ! », raconte Mary, 22 ans, étudiante et fan comblée.

Chaque cours, auquel assistent plus de 200 étudiants enthousiastes, s’ouvre par les notes de Matthew Jordan, qui joue sur le grand piano installé dans la salle de conférences. Deux ou trois morceaux de l’artiste lancent la leçon du jour. « Taylor Swift est l’équivalente de Paul Simon ou de Joni Mitchell, explique le jeune homme de 29 ans, assistant de Stephanie Burt. Ses paroles sont de ce niveau. En peu de mots, elle arrive à évoquer une scène qui parle à toutes et à tous. » Son univers, c’est celui de la vie quotidienne, des ruptures, de l’importance de l’amitié entre filles. « D’une certaine façon, elle nous donne des conseils, souligne Mary. Comme dans “It’s Time to Go”, où elle parle des relations toxiques auxquelles il faut savoir mettre un terme. »

Une artiste très courtisée dans la campagne pour la Maison-Blanche

La chanteuse a su ainsi créer une relation très particulière avec ses fans. Au point d’être, en cette année électorale, l’objet de toutes les attentions : Taylor Swift va-t-elle se dresser contre Donald Trump ? La star à la guitare en bandoulière n’est pourtant pas une chanteuse engagée, façon Joan Baez ou Bob Dylan. Dans ses textes, elle ne parle pas des grands problèmes du moment. Le changement climatique n’est pas sa guerre du Vietnam. Mais elle ne cache pas son soutien à la cause féministe, aux droits des minorités sexuelles… « Je suis absolument terrifiée que l’on en soit là. Après tant de décennies de lutte des femmes pour leur droit à disposer de leur propre corps, cette décision nous en prive », réagissait-elle sur Twitter en 2022 après la volte-face de la Cour suprême sur l’avortement.

En 2018, et pour la première fois, elle avait ouvertement soutenu deux candidats démocrates aux élections législatives dans le Tennessee, où elle a grandi. Deux ans plus tard, en 2020, elle avait affiché son soutien à Joe Biden sur les réseaux sociaux, mais assez timidement. Cette année, alors que le scrutin s’annonce plus décisif que jamais pour l’avenir du pays, les états-majors guettent sa décision. Chez les républicains, on prie pour que Taylor Swift reste discrète ; chez les démocrates, on rêve d’une annonce en fanfare.

Une voix importante pour les jeunes

On exagère ? Pas aux yeux d’Erin Heys, chercheuse au Berkeley Institute For Young Americans de l’université de Californie. « Taylor Swift est une icône culturelle incroyablement influente. D’abord parce qu’elle compte 282 millions de followers sur Instagram (soit bien plus, par exemple, que Leonardo DiCaprio – 62 millions – ou Joe Biden – 17 millions, NDLR). Et les positions qu’elle a prises au cours des dernières années ont été bien reçues par ses fans, notamment sur les minorités sexuelles ou sur les violences raciales. Ensuite parce qu’il s’agit de jeunes gens. C’est ce qui est unique chez elle, ce public homogène. Elle a le potentiel pour envoyer un signal fort aux jeunes que leur voix compte. » Or le vote des 18-29 ans sera l’un des enjeux de 2024. Les sondages confirment que la nouvelle génération est encore moins emballée que d’habitude par les deux principaux candidats. « Son engagement pourrait influencer beaucoup de jeunes pour, au moins, les convaincre d’aller voter », poursuit Erin Heys. En septembre 2023, après un message sur Instagram, 35 000 inscriptions supplémentaires de jeunes avaient été enregistrées en vingt-quatre heures.

« Si elle prend la parole, tout le monde devra en tenir compte »

Lola, étudiante à Harvard

Le vocabulaire ne trompe pas : on parle de plus en plus de la « base » de Taylor Swift, comme on parle de la base d’un politicien. « Ces dernières années ont démontré que Taylor Swift a un public très fidèle, estime Lola, 19 ans, étudiante à Harvard et impatiente de se rendre en famille à Toronto cet automne afin d’assister à un concert de la star pour la première fois. Une base avec laquelle elle a construit une relation solide. Je ne sais pas si elle doit ou non prendre la parole en 2024. Ce que je sais, en revanche, c’est que si elle le fait, tout le monde devra en tenir compte. »

Une meilleure amie universelle ?

L’énigme Taylor Swift : une « meilleure amie » au succès planétaire

Taylor Swift, c’est assurément une voix qu’on écoute et dont l’écho a une portée aux accents universels. Lorsque la maladie du père de Tess, swiftie, bibliothécaire de 38 ans à Washington DC, a été diagnostiquée à Noël dernier, sa famille en a été bouleversée. En 2020, la chanteuse annonçait que sa propre mère se battait contre une tumeur au cerveau, elle lui a dédié la chanson « Soon You’ll Get Better ». Alors que la voix de Tess se brise en racontant son histoire, la fan se raccroche à ces paroles, banales mais si parlantes : « Soon you’ll get better/’Cause you have to » (« Bientôt, tu iras mieux/Car tu le dois »). « Rien ne vous prépare au moment où c’est à vous de prendre en charge vos parents, confie-t-elle, et dans cette chanson, Taylor résume parfaitement la complexité des sentiments que je peux ressentir en ce moment : un mélange d’angoisse et de culpabilité. » C’est un fait établi dans la swiftosphère : depuis le début de sa carrière, « Taylor » est une constante dans la vie de sa communauté. Qu’importe le fan interrogé, celui-ci répondra : « Elle nous comprend. » Surtout, et il s’agit du premier pilier de la stratégie d’influence de la superstar, elle est vue comme « une meilleure amie ». Loin de la diva, elle joue le rôle d’une fille comme les autres, qui vit les mêmes épreuves.

En tant qu’icône de la pop, être une meilleure amie lambda demande du travail. Taylor Swift est une experte des relations parasociales, un phénomène qui se démultiplie avec l’explosion des réseaux. Défini pour la première fois en 1956 par Donald Horton et R. Richard Wohl, chercheurs en sciences sociales, ce terme décrit l’illusion de connaître la « vraie » personnalité de la star. « Dès le début de sa carrière et l’apparition du réseau social MySpace (ancêtre des plateformes d’aujourd’hui), Swift en joue, mieux que n’importe quel autre artiste », renchérit Jennifer Bennet, docteure en sociologie de l’université de Melbourne et co-organisatrice du premier « Swiftposium ». Photo de ses chats, coulisses d’enregistrements… Et par-dessus tout, paroles autobiographiques pensées comme des confessions à de vieux amis, feuilletonnant ses relations passées. Dès 2014, l’arrivée de sa manager Tree Paine a exacerbé cette excellente maîtrise de son image publique, à l’aide d’une communication verrouillée.

Pour Sarah, 28 ans et swiftie depuis 2022, le succès de la chanteuse tient aussi au fait qu’elle « coche toutes les cases » pour parler au plus grand nombre. « Physiquement, elle est grande, blonde, sans être d’une beauté intimidante. Dans son discours, il n’y a pas eu de dérapage comme cela a été le cas pour d’autres artistes. » Les trois quarts de son public aux États-Unis sont des femmes, blanches, plutôt urbaines. Cette image lissée l’aide aussi à séduire plusieurs générations : ses fans de plus de 18 ans oscillent entre une majorité de milléniaux (nés entre 1980 et 1999), la génération X (nés entre 1960 et 1980) et les baby-boomers (nés entre 1943 et 1960). La famille de Tess en est l’exemple : Taylor est une passion partagée entre la grand-mère, la fille et la petite-fille (4 ans). Récemment, elles ont organisé un voyage toutes les trois à New York pour aller voir l’exposition qui lui était consacrée au Musée des arts et du design.

Authenticité et « Œufs de Pâques »

Taylor Swift mise sur la proximité. Cas d’école : la sortie de Lover en 2019, dans un mélange de couleurs pastel et de paillettes. Quatre éditions différentes de l’album sont commercialisées. Chacune d’entre elles contient une compilation d’extraits différents des journaux intimes de la chanteuse. En capitalisant sur une image rassurante, empreinte de nostalgie et de sororité, elle suscite la compassion chez l’admirateur : il sait à quels instants de sa carrière, difficiles ou joyeux, renvoient certaines phrases du journal. Sa stratégie fonctionne et pousse certains à acquérir les quatre éditions. Résultat garanti : 867 000 exemplaires écoulés aux États-Unis à sa sortie, dont près de 680 000 copies physiques.

Autre clé de la stratégie Swift : les réseaux sociaux. Afin de démultiplier la popularité de la chanteuse, son équipe doit composer avec les écueils de l’économie de l’attention. Le défi : garder l’intérêt du public, submergé d’informations. La tactique est donc de solliciter continuellement la communauté de Taylor sur les plateformes. La chanteuse est reconnue par les spécialistes en communication comme la reine des « Easter Eggs » (Œufs de Pâques), des énigmes glissées dans ses interviews, clips et publications sur les réseaux sociaux afin d’annoncer ses prochains projets.

L’énigme Taylor Swift : une « meilleure amie » au succès planétaire

Pour annoncer son album The Tortured Poets Department, sorti le 19 avril, son site officiel s’est paré d’une « animation montrant un chat marchant dans de l’encre », décrit Tess. « Grâce à mon travail de bibliothécaire, j’ai immédiatement fait le lien avec un manuscrit datant du Moyen Âge, connu pour être marqué à l’encre par des traces de pattes de chat. » Bingo : la chanteuse annonce plus tard « The Manuscript », un titre bonus. « Par ce procédé, elle engage les fans, qui scrutent le moindre détail, la moindre parole des projets passés pour découvrir ceux à venir, échangent entre eux… Et donc alimentent continuellement la discussion virtuelle autour de Taylor », décrypte Jennifer Bennet. Grâce à cette stratégie, la jeune femme prépare minutieusement sa communauté à un changement d’univers musical avant chaque sortie d’album.

La rencontre, la récompense

Lorsqu’un swiftie publie sur les réseaux une photo de la rencontre avec son idole, les commentaires affluent : « Bravo, tu le mérites ! » Taylor en a fait un argument d’image. Sur X (ex-Twitter), l’objectif ultime des fans les plus assidus est de recevoir une notification de la part d’un des deux comptes de la chanteuse. Alors, ils multiplient les publications en arborant leurs produits dérivés ou leurs costumes fabriqués en référence à l’univers d’albums du The Eras Tour. En 2014, Taylor avouait observer elle-même secrètement ses admirateurs. Le fait-elle toujours ? Cette idée décuple leur volonté de lui plaire.

Avant la pandémie de coronavirus, la jeune femme était connue pour inviter ses admirateurs à des sessions secrètes de préécoute de ses albums. Une interaction gratuite, contrairement à d’autres stars, mais compensée dans les faits par les achats de produits dérivés, les transports et le logement. Pour Noah du Missouri, 25 ans, le grand jour a eu lieu le 22 août 2019 à New York, pour la sortie de Lover. « Trois jours avant, j’ai reçu un message de son équipe et j’ai sauté dans un avion. » Sur les images de la rencontre, Taylor est assise sur un canapé au milieu de ses fans, répondant à leurs questions. « Quand je lui ai parlé lors de la séance photo, je l’ai remerciée pour tout ce qu’elle a fait pour moi, raconte-t-il. Elle m’a serré dans ses bras et m’a répondu que j’avais l’air de me sentir bien dans ma vie et qu’elle en était heureuse. » Comme s’il avait retrouvé une vieille amie.

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le 17/05/2024
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