La Croix : Que pensez-vous du rapport des experts chargés de travailler sur l’exposition des enfants aux écrans, remis au gouvernement mardi 30 avril ?

Anne Cordier : Je suis partagée. D’une part, je suis très contente de voir apparaître dans ce rapport la mention de certains éléments comme la nécessité de restreindre l’accès aux « services prédateurs »(les grandes plateformes pensées pour capter l’attention des enfants, NDLR), de revoir les interfaces pour agir sur les notifications, ou le scrolling (faire défiler des publications, NDLR) à l’infini… Mais certains éléments m’inquiètent, notamment le nombre d’interdictions, qui ne reposent pas sur des faits scientifiques avérés.

Le rapport préconise en effet la mise en place d’interdictions très strictes : aucun écran avant 3 ans, aucun accès à Internet avant 13 ans et pas de réseaux sociaux avant 15 ans. Ces mesures sont-elles applicables selon vous ?

A. C. : Ces interdictions me semblent difficilement applicables. Je m’interroge d’abord sur la faisabilité juridique et l’atteinte à la liberté qu’elles pourraient engendrer : le droit d’accès à l’information et à Internet est garanti par la loi. Et les mineurs sont des citoyens comme les autres. Nous n’allons pas aller dans les familles pour les sanctionner ou dénoncer ceux qui n’interdisent pas les écrans à leurs enfants.

Ces recommandations me paraissent par ailleurs socialement absurdes. Les enquêtes de terrain menées en France sur l’accès à l’information des enfants et adolescents montrent le rôle d’Internet et des réseaux sociaux comme moyen prisé des jeunes pour s’informer, mais aussi écouter de la musique, lire… Les interdire pourrait entraver l’accès des mineurs à certaines pratiques sociales et à la culture.

La mise en place d’une « majorité numérique » pourrait aussi entraîner une invisibilisation des problématiques liées à ces outils de communication. Si l’enfant n’y a pas accès, comment pourrait-il être formé à leur utilisation et faire ses propres expériences de façon sécurisée ? Sans préparation en grandissant, l’exposition aux écrans à l’âge réglementaire pourrait être pire. Ces mesures favorisent en outre les inégalités sociales puisque dans beaucoup de familles, il n’y a pas d’ordinateur mais uniquement le téléphone comme accès à Internet.

Nous verrons la manière dont les pouvoirs politiques se saisissent de ces recommandations, mais je me demande comment elles pourraient être appliquées. La commande de départ était déjà problématique puisqu’un lien avait été fait entre les émeutes de juin 2023 et les réseaux sociaux, or aucune étude scientifique n’a établi ce lien à ce jour.

Si interdire n’est ni faisable ni souhaitable, quelle serait la solution ?

A. C. : La familiarisation et l’éducation aux écrans et au numérique tout au long du parcours de vie de l’enfant puis de l’adolescent sont les clés. L’éducation aux médias existe déjà aujourd’hui, du cycle 2 à la terminale. L’école est précisément le lieu où l’on peut les accompagner.

Cette éducation aux médias doit s’assortir d’un soutien à la parentalité, mentionnée dans le rapport mais seulement pour les moins de 3 ans. Les parents sont réellement démunis, ils ont des questions et des inquiétudes légitimes. Je pense qu’il faudrait les accompagner tout au long de la croissance de l’enfant.